Comment se souvenir ?

Cette partie du livre de Annette Wieviorka et Itzhok Niborski est citée intégralement.

La lecture des Livres du souvenir nous a bouleversés. Nous n’avons pas été, comme devant des films tels que Nuit et Brouillard, frappés d’horreur et de mutisme. Nous sommes passés par toute une gamme d’émotions. Souvent, nous avons été amusés par des détails ou par la maladresse de certaines formulations. Nous nous sommes surpris, alors que cela était inutile pour notre travail, à lire des listes de noms, espérant repérer l’un des nôtres. Nous nous sommes retrouvés de plein-pied dans ce monde, et nous avons eu de la peine chaque fois que l’évocation d’un personnage – et cela arrivait souvent – se terminait par une petite phrase ou par une parenthèse sèche : « mort dans le ghetto » ou « assassiné ».

Le regard que posent les générations nées après la destruction sur le monde de leurs grands-parents est un regard aveugle. Juifs sans héritage, ils ont le sentiment que du judaïsme ne leur ont été transmises que les cendres des crématoires. Le lien entre les générations a été brisé par la mort des grands-parents ou parfois plus prosaïquement parce qu’elles ne pouvaient communiquer. L’un parlait yiddish, l’autre français, anglais ou espagnol. Alors que les Livres du souvenir insistent sur le lien indissoluble qui doit relier dans la mémoire la vie d’avant et le génocide, les générations nées après ne connaissent que le génocide. Quelque chose a été brisé qui interdit le repérage dans l’histoire du groupe. Les générations nées après la guerre n’osent même pas penser un roman des origines. L’anamnèse, qu’on l’entende au sens d’évocation d’une histoire ou de construction d’une nouvelle histoire, semble impossible. Elle trébuche toujours sur le vide angoissant qu’ouvre le génocide.

Le réenracinement dans l’histoire implique le rattachement à une généalogie. Dans ce sens, le shtetl n’est pas un monde différent de la Bretagne bretonnante du Cheval d’orgueil. Il pourrait jouer, dans l’imaginaire juif actuel, un rôle analogue, être l’objet d’une nostalgie pour ceux que les problèmes d’identité tracassent. Pourtant, ce n’est que très rarement le cas.

En Europe, les jeunes Juifs connaissent un triple exil. Ils sont exilés de l’histoire récente, celle du génocide et de la Résistance, exilés du désir de voir la terre polonaise, comme d’ailleurs leurs parents, exilés dans les villes où n’existe plus de yiddishe gas1. Dans la rue juive, on pouvait confronter les modes de vie, les populations yiddisho-phones étaient concentrées. On n’y avait pas non plus de problèmes d’identité : on pouvait, jusque dans le malheur, être juif comme on respire. Ce monde n’existe plus, n’est plus sensible. En même temps, la perte de la langue de civilisation rend les retrouvailles improbables .

La mémoire collective du shtetl, dont on peut saisir à travers les Livres du souvenir quelques images, reste détenue par les survivants. Pourtant, ces images ont peut-être circulé inconsciemment et laissé des traces dans l’imaginaire des générations qui n’ont connu ni le shtetl, ni le génocide, ni ces Livres du souvenir qui ont voulu recueillir le monde englouti de leurs grands-parents.

Source : Les Livres du souvenir. Mémoriaux juifs de Pologne, Annette Wieviorka et Itzhok Niborski, Collection Archives, Gallimard-Julliard, 1983. 

1. Rue juive.

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