Les camps de personnes déplacées (DP)
Les « personnes déplacées »
Avec la libération des camps et la fin de la guerre, vont se produire des déplacements de population sans précédent : 16 à 18 millions de personnes civiles sont des réfugiés, pour l'essentiel d'Europe centrale et des Balkans. On les appelle les DP (Displaced Persons), qui sont regroupés dans des centres de rassemblement, principalement en Allemagne, mais aussi en Autriche et en Italie. Personnes « désireuses de rentrer chez elles mais incapables de se loger sans assistance », personnes « qui ne peuvent pas retourner dans les territoires ennemis ou préalablement ennemis », apatrides « privées, de droit ou de fait, de la protection d'un gouvernement », toutes doivent être prises en charge par l'UNRRA (United Nations Relief and Rehabilitation Administration)
À la fin de 1945, la plupart de ces personnes ont été rapatriées chez elles par les militaires alliés et l'UNRRA. Il demeure environ un million de personnes dans les centres, nommées le « noyau résiduel », les non-rapatriables.
Il y a parmi eux : les déportés des camps qui ne savent pas où aller ou qui ne sont pas autorisés à émigrer, ceux qui - du fait des déplacements de frontières à l'Est - veulent s'installer ailleurs (Yougoslaves, Hongrois, Roumains, Ukrainiens, Polonais), ceux qui veulent fuir le communisme et s'installer à l'Ouest (en particulier des habitants des pays baltes qui font désormais partie de l'URSS), et les « Allemands de souche » (Volksdeutsche) expulsés de Tchécoslovaquie, de Pologne et de Hongrie, qui, au terme des accords de Potsdam, devaient aller en Allemagne, mais dont certains préfèrent émigrer.
De nombreux DP sont des survivants juifs, polonais qui ne veulent pas rentrer en Pologne et dont les rangs grossiront avec ceux qui fuient les pogroms de 1946, allemands qui ne veulent pas retourner en Allemagne, et des Juifs d'autres nationalités qui n'ont plus de contact avec leurs familles dans leurs pays d'origine.
Le rapport Harrison
Le rapport que Earl Harrison remet en août 1945 au président Truman sur la situation des camps de DP sous contrôle américain en Allemagne est accablant : il décrit le surpeuplement, la promiscuité, la pénurie alimentaire, l'insuffisance de vêtements, les conditions sanitaires déplorables, l'incapacité de l'armée à prendre en charge des personnes traumatisées par la guerre et les camps.
Ce rapport concerne essentiellement les apatrides, les non-rapatriables et les réfugiés juifs. Il conclut que les DP juifs « ont été libérés davantage au sens militaire du terme que dans la réalité ». « La situation actuelle est telle que nous semblons traiter les Juifs comme les nazis les traitaient, sauf que nous ne les exterminons pas. »
Harrison donne des exemples. Les centres sont parfois d'anciens camps de concentration. Dans tous les cas, ils sont fermés par des barbelés. Les contacts avec l'extérieur du camp sont soumis à autorisation. Du fait de la pénurie de vêtements, certains DP portent encore leurs habits de déportés ou bien des uniformes allemands. Les Juifs se retrouvent parfois avec d'anciens bourreaux qui cherchent à émigrer hors d'Europe1. Des officiers américains préfèrent attribuer des logement décents aux civils allemands plutôt qu'aux DP juifs qui ne sont que temporairement en Allemagne2. Les épidémies continuent, des gens meurent encore, tout particulièrement des enfants.
Harrison préconise que priorité soit donnée à ceux « qui ont souffert le plus et le plus longtemps » et que les Juifs soient regroupés dans des centres qui leur soient réservés3, que leurs rations alimentaires soient accrues, que les Juifs allemands ne soient plus traités comme des ex-ennemis parce qu'Allemands4, qu'un bureau de recherche des familles soit créé.
A partir de l'automne 1945, des directives sont données par Eisenhower ; elles améliorent la situation, mais ne la résolvent pas.
Certaines directives ne sont pas ou peu appliquées. Le général Patton, commandant de la Troisième Armée au Sud de l'Allemagne, se distingue en ce sens : il n'accepte pas les Juifs polonais dans les camps de DP, mais seulement les Polonais non-juifs, et il accumule les déclarations racistes5. Des officiers considèrent qu'ils n'ont pas de troupes suffisantes et font appel à la police allemande : à Stuttgart en 1946, des policiers allemands pénètrent dans un centre de DP pour chercher des produits acquis au marché noir et tuent un Juif rescapé des camps. Dans tous les cas, les délits de marché noir, même minimes, sont inscrits au casier judiciaire et compromettent ainsi la possibilité de faire accepter un dossier d'immigration. Dans un camp, le commandant a fait installer une pancarte à l'entrée : « Le DP n'a pas de droits, il n'a que des devoirs ».
Un document de l'armée tente de susciter la compassion des soldats américains pour les DP : il explique comment comprendre ces « êtres qui se bousculent, crient, sentent mauvais, s'arrachent la nourriture, ne veulent pas obéir aux ordres et restent prostrés les yeux hagards ». Ce document précise que les DP « sont des humains »…
Au fur et à mesure que se prolonge l'internement, des DP juifs sombrent dans l'apathie, l'amertume, la désillusion, la dépression. La libération des camps n'a pas signifié la fin de l'enfermement, des quarantaines, des décès.
Des ébauches d'organisation
Tous les centres de rassemblement ne sont pas dans cette situation déplorable. Dans ceux où les commandants coopèrent avec les organismes de secours, des écoles en plusieurs langues sont créées pour adultes et enfants, des activités culturelles, sportives, etc. sont organisées, les moyens sont donnés de pratiquer une religion. Parfois la direction du camp est assurée par une structure élue et des éléments de vie communautaire sont ébauchés. Des activités rémunérées, voire du marché noir avec l'extérieur, permettent d'accumuler l'argent nécessaire à l'émigration. Ces camps deviennent alors de véritables centres d'accueil.
Fin 1946, il y avait encore 800 000 DP, Polonais, Ukrainiens, Yougoslaves et Baltes.
Parmi eux, 250 000 Juifs : 185 000 en Allemagne, 45 000 en Autriche et 20 000 en Italie.
À la suite du rapport Harrisson, les Juifs avaient été regroupés dans des camps spécifiques, avec la liberté de se doter d'une direction propre. Chaque camp a ainsi fondé son comité, chargé de l'organisation, de la santé, des activités éducatives et culturelles, et de la vie religieuse. 70 journaux étaient publiés. Ces camps étaient soutenus financièrement par le Joint. L'Agence juive et des organisations de jeunesse préparaient en leur sein l'établissement en Palestine - par des programmes éducatifs aux travaux agricoles - et tentaient d'organiser l'émigration clandestine.
Cependant, le nombre de DP juifs a régulièrement augmenté en 1946 et 1947, avec l'afflux de ceux qui fuyaient la Pologne après les pogroms, et de ceux qui progressivement rentraient d'URSS. Les départs en Palestine étaient encore peu nombreux, les recherches familiales particulièrement difficiles et les autorisations d'immigrer très restreintes. La plupart des camps ont fonctionné jusqu'en 1950. Le dernier n'a été fermé qu'en… 1957.
Les politiques d'accueil dans les pays tiers
Partout, l'attente d'hypothétiques nouvelles de la famille ou d'une autorisation d'émigrer paraissait sans fin. Il fallait en effet qu'un pays les accueille. Or les pays limitaient l'entrée des réfugiés.
Aux États-Unis, les quotas de la loi de 1924 restent la règle. La directive Truman de décembre 1945 préconise de faciliter l'entrée des réfugiés, mais dans le cadre de la loi des quotas et sous la condition qu'ils ne soient pas une « charge publique ». Priorité est donnée aux orphelins, à condition que les organismes humanitaires subviennent à leurs besoins. L'admission se fait au compte-goutte. Il faut être « assimilable » et être en bonne santé pour obtenir un visa. Il faut encore passer une « mission de sélection ». L'Amérique craint pêle-mêle les pauvres, les inassimilables, les espions de l'Est. On est en pleine Guerre froide. La propagande antisémite qualifie le refugee de « refu-jew ». Cependant, la loi change en 1948, le Congrès autorisant davantage d'entrées de réfugiés qui fuient les régimes communistes : les États-Unis acceptent l'immigration de 200 000 DP sur deux ans. De politique de l'immigration, la loi évolue vers une politique étrangère à l'égard des réfugiés, arme dans la Guerre froide. La priorité balte et agricole favorise de fait l'entrée d'anciens nazis. La loi est amendée en 1950 et les clauses qui freinaient encore l'entrée des Juifs sont éliminées : 300 000 DP sont autorisés à immigrer en quatre ans, sans distinction de race, de religion ou d'origine nationale. Mais il faut encore avoir une garantie de logement et d'emploi pour ne pas devenir « une charge publique ». 140 000 Juifs ont finalement émigré aux États-Unis après la guerre.
L'Angleterre n'ouvre pas non plus la Palestine aux DP juifs. Les règles d'avant la guerre demeurent telles quelles. Truman tente de convaincre le Premier ministre britannique Attlee, en utilisant le rapport Harrison, d'assouplir les règles et d'autoriser tous les Juifs qui le souhaitent à partir en Palestine. Mais Attlee ne veut pas « déstabiliser la situation au Moyen-Orient ». Le nombre de visas reste limité et l'armée anglaise refoule ou interne les immigrants qui n'ont pas de visas. Les organisations juives tentent de réaliser des passages clandestins, à partir de l'Italie, mais de nombreux bateaux sont interceptés. En novembre 1947, la résolution de partition de la Palestine est adoptée par les Nations unies et la Grande Bretagne renonce à son mandat à partir de mai 1948. De 1945 à mai 1948, 115 000 immigrants sont arrivés en Palestine ; 50 000 ont été capturés et maintenus en détention par les Britanniques jusqu'en novembre 1947. L'émigration s'intensifie après 1947. Au total, les deux tiers des survivants juifs se sont établis en terre d'Israël.
Ailleurs, l'immigration n'est acceptée que pour les personnes en bonne santé, ou parfois les seuls célibataires, ou encore les couples sans enfants, ou les jeunes. Les vieux (plus de 40 ans), les mères seules avec enfants, les malades, etc. sont rejetés et attendent dans les camps de DP. Par exemple : le mari dont l'épouse est malade doit divorcer s'il veut obtenir l'autorisation d'émigrer, ceux dont les parents sont âgés devraient les abandonner, une famille dont l'enfant a perdu un bras dans un bombardement se voit refuser toutes les autorisations de départ à cause de l'enfant handicapé. Les intellectuels sont en général considérés par les missions de sélection comme indésirables. Partout il faut prouver une capacité d'accueil, de logement et d'emploi
L'entrée en France est également réprimée, devient dangereuse, et les passeurs œuvrent à nouveau, comme l'atteste ce courrier adressé à Milan, probablement aux organisations juives de réfugiés, par le bureau de Nice du COJASOR6 :
Entre le 1er juillet 1947 et le 30 juin 1949, 82 000 DP juifs vont au Royaume-Uni, 69 000 au Canada, 55 000 en Australie, 35 000 en France, 27 000 en Argentine, 22 000 en Belgique et 20 000 au Brésil. Officiellement, c'est-à-dire sans compter les passages clandestins.
La vie sur place et la recherche des survivants
La consultation des archives des camps de personnes déplacées est émouvante à plus d'un titre : pour ce qu'elles témoignent de la vie qui reprend pour les réfugiés et les déportés, pour le sérieux des structures organisationnelles mises en place à l'intérieur des camps, et pour les échanges de courriers et de listes à la recherche de survivants.
J'ai pu consulter une partie des archives des camps de DP en Italie (voir les fiches de la Croix-Rouge dans les Documents, à propos du camp de DP où vivait un membre de ma famille), constituées par le YIVO et disponibles à Yad Vashem.
De Santa Cesarea, des courriers sont adressés à Rome, pour transmettre des listes d'enfants présents au camp, ou renvoyer les formulaires demandés par le bureau des statistiques et de l'information.
Aux demandes individuelles qui arrivent de tous les pays du monde, d'Europe, d'Australie, des États-Unis, etc., il est répondu selon les formules : « We regretfully inform you that … is not registered in this office », ou bien : « We are pleased to inform you that the address of … is :… ». Un dossier spécial contient les courriers qui n'ont pu être acheminés au bon endroit ; autant de recherches qui sont en perdition.
Le Congrès juif mondial explique dans son rapport d'avril 1947 que le Fichier central de Genève a cessé d'opérer depuis le 1er janvier 1947 et que tout son matériel a été transféré au Bureau européen de recherches du Congrès juif mondial, basé à Londres. Ce bureau établit des rapports, qui sont transmis dans les camps de DP. Il fait le point statistique précis, chaque mois, du nombre de demandes reçues, classées par pays. Il rend compte de la constitution progressive de listes de survivants. Il demande que celles-ci soient transmises en urgence, afin de réunir les familles et afin que les parents à l'étranger puissent venir en aide aux survivants, en leur envoyant une aide matérielle et en facilitant leur immigration par l'envoi de visas. Il fait le point des coopérations avec les services de recherche des organisations juives dans tous les pays.
Pour la France, il écrit en avril 1947 : « La coopération avec la France est établie principalement avec le Service européen des recherches de Juifs déportés et dispersés, à Paris, qui maintient huit bureaux dans des villes de province. Cette organisation (SER) a été très utile pour retrouver des familles en France. En se référant à leur rapport, 34 372 lettres ont été reçues et 38 450 réparties en 1946. »
Le regroupement de la famille Milewski s'est probablement fait par cette voie.
Sources :
Ces Juifs dont l'Amérique ne voulait pas , Françoise Ouzan, Éditions Complexe, 1995. Toute la première partie de cet ouvrage décrit la situation des DP.
Documentation générale de Yad Vashem.
Displaced Persons Camps and Centers in Italy, records 1945-1947, arranged by Solomon Rabinowitz, YIVO Archives, micro-films consultés à Yad Vashem.
1. Des collaborateurs nazis sont dans les camps de DP : Baltes allemands, Allemands de souche et Ukrainiens qui veulent émigrer en Amérique.
2. Théoriquement, priorité devait être donnée aux personnes déplacées sur les civils allemands.
3. Alors qu'une distinction était préconisée entre les personnes déplacées ordinaires et les persécutés religieux et politiques, certains chefs de centres ne veulent pas reproduire de discrimination raciale entre Juifs et non Juifs.
4. Par exemple : refus de cartes de rationnement à des Juifs allemands libérés de camps de Pologne et de Tchécoslovaquie, sous prétexte qu'ils sont allemands ; regroupement de Juifs allemands avec leurs anciens gardes qui réclament le statut de DP ; regroupement de Juifs autrichiens avec les « ex-ennemis nationaux ».
5. « La version juive du DP est, dans la majorité des cas, une espèce de sous-homme dépourvu de tous les raffinements culturels et sociaux de l'époque ». « J'ai l'intention d'en (un village abandonné) faire un camp de concentration pour ces damnés juifs. ». « Les autres pensent que la personne déplacée est un être humain, ce qu'elle n'est pas, et ceci s'applique particulièrement aux Juifs qui sont inférieurs aux animaux ». Patton sera démis de son poste en Bavière et affecté à la Quinzième Armée. Il meurt en décembre 1945 dans un accident de voiture en Allemagne
6. Le COJASOR (Comité juif d'action sociale et de reconstruction) a été créé en 1945 en France pour venir en aide aux personnes déplacées et rescapées.