Transmettre

Cette partie du livre de Annette Wieviorka et Itzhok Niborski est citée intégralement.

Mus par la pitié, ils voulaient – ils veulent toujours – ériger un monument à la mémoire de leur ville détruite et porter témoignage devant l’univers de la splendeur de la vie juive et de la perte incommensurable qu’ils avaient subie. Mais, dans les préfaces aux Livres du souvenir, ils affirmaient aussi qu’ils voulaient faire savoir aux enfants, et aux enfants de leurs enfants, de quel monde ils étaient issus et comment ce monde avait été détruit. Le yizker-buh devait être l’un des lieux de la commémoration qui remplaçait celui dont la collectivité avait été privée : le cimetière.

Il devait aussi être un outil de la transmission. Pourtant, d’institutions qui auraient pu permettre cette transmission, écoles, groupes d’enfants, il n’est pas fait mention dans ces livres mémoriaux, ni même de tentatives pour en créer. Les Livres du souvenir donnent la parole, à de très rares exceptions près, comme celle d’Eliohu Toker, né en Argentine et pourtant collaborateur du yizker-buh du village de son père, Ratene, à une seule génération : celle des émigrés ou des survivants. La seule activité qui semble indiquer une volonté de perpétuer le groupe est le bal. Marque d’acculturation – on n’en trouvait guère dans le shtetl –, il est le lieu où la jeunesse danse et où les parents peuvent espérer que leur enfant rencontrera l’âme sœur venue du même « pays ».

Le désir de conserver et de perpétuer la Yiddishkeït s’est manifesté de façon différente dans les différents pays d’accueil. Si la France jacobine n’a pas vu la création d’un réseau d’écoles juives, il a existé et existe toujours en Argentine, au Canada, aux États-Unis, dans les pays où il y a un espace pour un enseignement autre que l’enseignement d’État. Dans ces écoles, l’enseignement se fait en yiddish. Pourtant, ce ne sont pas les « simples Juifs », ceux qui tiennent la plume dans les Livres du souvenir, qui en ont été les initiateurs, mais des intellectuels et des militants politiques. Pour le reste, l’acharnement mis par les enfants à étudier dans le système scolaire de leur nouveau pays, à obtenir la réussite matérielle et le prestige social, peut traduire le désir des parents de se débarrasser d’un passé qui fut de misères et d’humiliations. Car ces émigrants ont quitté la Pologne à une époque où ils ne pouvaient plus y vivre, ni matériellement ni spirituellement.

Il y a donc un décalage entre le discours du yizker-buh qui affirme le désir de faire connaître un univers, et les efforts pour y parvenir. Les grands-parents n’ont pas montré ces livres à leurs enfants encore yiddishophones, moins encore à leurs petits-enfants.

Cette lacune dans la transmission peut s’expliquer de différentes façons. La génération du shtetl a l’impression de posséder un trésor qu’elle ne veut ou ne peut pas nécessairement partager. Elle a le sentiment que celui qui n’a pas connu la vie du shtetl ne peut rien comprendre ni sentir. Cette vie se confond de plus avec leur enfance et leur jeunesse qui se sont nourries d’une vie juive foisonnante et multiforme, et qui l’ont nourrie en retour. Ces générations ont découvert les idéologies porteuses d’espoir et accédé à une culture qui s’opposait à celle de la maison. Peu de générations ont vécu et pensé vivre des époques aussi riches de potentialités. Or ces rêves ont basculé dans une tragédie qui, par rétroaction, marque de son empreinte tout un vécu qu’ils veulent préserver.

Peut-être aussi sentent-ils que ce qui était important pour eux, voire héroïque, risque de sembler dérisoire aux jeunes générations. Que pèsent la création d’un cercle dramatique et l’audace de fumer un samedi dans le monde moderne ? Et ce qui fut glorieux, consacrer par exemple son existence à l’édification d’un parti, peut aussi cesser de l’être quand le système des valeurs a changé.

Le pari de transmettre était peut-être aussi impossible à tenir, de même que le pari de s’assimiler totalement. L’existence d’une culture n’a de sens que quand elle peut se reproduire. Les modifications sociologiques, la rapidité de l’assimilation linguistique dès la deuxième génération, ont peut-être rendu d’emblée la transmission illusoire. Les générations qui possédaient encore cette culture n’ont pas saisi les enjeux et n’ont pas créé un terreau minimal. Elles n’ont pas su non plus penser cette impossibilité de l’assimilation totale qui, par contrecoup, rend la transmission importante.

Source : Les Livres du souvenir. Mémoriaux juifs de Pologne, Annette Wieviorka et Itzhok Niborski, Collection Archives, Gallimard-Julliard, 1983.

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