Les Conseils juifs (Judenräte)
Les Judenräte, ou Conseils juifs1, furent des structures par lesquelles transitaient les ordres allemands dans les territoires occupés. La décision de créer des Conseils juifs fut prise dès la fin septembre 1939 par l'occupant, moins d'un mois après l'invasion et avant même la création des ghettos.
En règle générale, les membres des Judenräte étaient les dirigeants laïques ou religieux des Communautés d'avant-guerre. Leurs fonctions étaient de gérer la Communauté, de transmettre aux populations juives les ordres des autorités allemandes et de mettre en œuvre leur exécution.
Les Judenräte ont effectué des tâches d'assistance, d'aide médicale, d'organisation de la vie religieuse et culturelle.
Mais leurs fonctions ne se réduisaient pas à cela. Ils avaient aussi des tâches d'approvisionnement et de répartition des logements ; il s'agissait donc d'organiser la pénurie. Ils devaient aussi recenser la population, fournir la main-d'œuvre que les Allemands réclamaient, et même fournir les contingents demandés pour la déportation. Ils avaient enfin des fonctions de police : le « Service d'ordre juif »2, la police juive, en dépendait.
Dans les grandes villes comme Varsovie, l'administration des Judenräte comptait ainsi plusieurs milliers de personnes.
Un rôle ambigu
Le rôle des Judenräte, entre l'organisation de la survie et l'application des directives allemandes, est l'objet de débats. Ils étaient un rouage de la machine bureaucratique nazie, même si les membres de leurs directions n'étaient assurément pas à la solde de l'occupant.
La police juive était haïe parce que souvent brutale et incluant des éléments douteux. À Varsovie, elle était chargée de conduire les Juifs à l'Umschlagplatz (d'où partaient les trains vers Treblinka) et traquait les gens dans leurs cachettes pour remplir les quotas de déportation imposés par les Allemands. Au sein même de l'administration, privilèges et corruption se manifestaient, d'autant que dans un premier temps ses membres étaient protégés des déportations, même s'ils ont tous été ensuite, police comprise, liquidés.
Le débat sur la participation aux Conseils a donc traversé les organisations juives. Il s'est cristallisé surtout dans les grandes villes comme Lodz, où le dirigeant du Judenrat était exécré, et Varsovie. À Varsovie, l'Organisation Juive de Combat a considéré que ces structures étaient un obstacle à la résistance en s'opposant à toute action collective, et qu'elles « étaient objectivement des instruments de trahison qui aidaient de leurs propres mains les Allemands »3. Des actions ont été menées contre la police juive et contre certains membres des Judenräte les plus compromis ; l'OJC proclamait par exemple dans un tract : « L'OJC possède la liste exhaustive de tous ceux qui, servant les Allemands, ont oublié leur qualité de Juifs et d'hommes. L'OJC prévient toutes ces canailles : s'ils ne renoncent pas immédiatement à leurs activités crapuleuses, ils seront fusillés. » Les exécutions étaient rendues publiques.
Lorsque, le 22 juillet 1942, les Allemands décident la liquidation du ghetto de Varsovie (tous les Juifs « improductifs », c'est-à-dire ne travaillant pas dans les entreprises allemandes, seront « réinstallés » à l'Est, à l'exception des employés du Judenrat et de l'Aide mutuelle juive), ils demandent au Judenrat de signer l'avis qui en informera la population, comme l'étaient tous les précédents ordres des Allemands adressés aux habitants du ghetto. Le Judenrat est chargé de l'organisation technique de cette déportation. Adam Czerniakow, son président (il était déjà un dirigeant reconnu de la Communauté avant-guerre), refuse de signer et l'affiche sera apposée sans sa signature.
Il note dans son journal le 22 : « On nous a déclaré que les Juifs, à quelques exceptions près, doivent tous, sans discrimination de sexe ou d'âge, être expulsés vers l'Est. Aujourd'hui, avant 16 heures, on doit en fournir 6 000. Et autant (au moins) chaque jour. (…) Puisque les employés du Conseil, avec leurs femmes et leurs enfants, sont exemptés de l'expulsion, j'ai demandé d'y ajouter les employés du JSS4, de l'Union des artisans, les éboueurs, etc. et j'ai obtenu l'accord. (…). Leijkin5 m'a fait communiquer dans l'après-midi qu'on a jeté du verre sur la voiture de police. On nous a menacés de fusiller nos otages si la chose se répétait une seule fois. Le problème le plus tragique, c'est le problème des enfants dans les orphelinats, etc. Je l'ai déjà évoqué ; on parviendra peut-être à faire quelque chose (…). Le Sturmbannfürer Hoefle m'a invité dans son bureau et m'a déclaré que mon épouse était libre pour l'instant, mais que si l'expulsion ne réussissait pas, elle serait la première fusillée en tant qu'otage ».
Le deuxième jour de la grande rafle, le 23 juillet, il note encore : « À la question : combien de jours par semaine se déroulerait l'action, on m'a répondu - 7 jours par semaine. Dans la ville, une ruée pour créer des ateliers. Une machine à coudre peut sauver la vie. Il est 15 heures. Pour l'instant, il y a 4 000 personnes pour le départ. Selon les ordres, il en faut 9000 avant 16 heures. ». Ce même jour, il se suicide, en laissant une lettre : « On exige de moi de tuer de mes propres mains les enfants de mon peuple. Il ne me reste que la mort ».
Marek Edelman commente en 1945 ce suicide : « Il savait parfaitement que la prétendue déportation à l'Est signifiait la mort de centaines de milliers de Juifs dans les chambres à gaz et ne voulait pas en être responsable. N'ayant pas le pouvoir de s'y opposer, il préféra disparaître. Nous avons pensé qu'il n'avait pas le droit de faire ça, que son devoir en tant qu'unique personnalité jouissant d'une autorité dans le ghetto, était d'avertir toute la population juive de la réalité et de dissoudre toutes les institutions, surtout la police juive qui dépendait officiellement du Conseil juif et avait été fondée par celui-ci. ». Plus tard, en 1977, il précise : « Un seul homme aurait pu dire la vérité : Czerniakow. On l'aurait cru. Mais il s'est suicidé. Il n'aurait pas dû. Il fallait mourir dans un feu d'artifice. On en avait énormément besoin. Il fallait mourir, mais auparavant appeler les gens à se battre. C'est la seule raison pour laquelle nous lui en voulons (…) On lui en a voulu d'avoir fait de sa mort une affaire personnelle ».
La publication du journal d'Adam Czerniakow a conduit à nuancer certains jugements sur le Judenrat. Raul Hilberg insiste ainsi sur le fait que Czerniakow ne discute pas avec les Allemands, mais qu'il « plaide et intercède. (…) Il pressent et anticipe tout ce qui va arriver aux Juifs, le pire inclus. (…) Il sait, en son tréfonds, que les Juifs de Varsovie sont condamnés. (…) Mais il continue d'organiser des manifestations culturelles. (…) La stratégie jusqu'à la fin est : nous devons persévérer ; nous devons minimiser les dégâts, les dommages, les pertes, nous devons continuer. La continuité est l'unique sauvegarde ».
Sources :
Carnets du ghetto de Varsovie, 6 septembre 1939-23 juillet 1942, Adam Czerniakow, La Découverte, 1996. Préfacé par Raul Hilberg.
Il y a 50 ans : le soulèvement du ghetto de Varsovie, Le Monde Juif n° 147-148, CDJC, avril-août 1993.
Shoah, Claude Lanzmann, Fayard, 1985 : interview de Raul Hilberg.
L'insurrection du ghetto de Varsovie, Michel Borwicz, Gallimard-Julliard, collection Archives, 1979.
Mémoires du ghetto de Varsovie, un dirigeant de l'insurrection raconte, Marek Edelman et Hanna Krall, Editions du Scribe, 1983.
1000 ans de culture ashkénaze, collectif, Liana Levi, 1994 : article d'Annette Wieviorka « Solution finale et hurbn ; essai d'historiographie ».
Les Conseils juifs dans l’Europe allemande, Revue d’histoire de la Shoah, n° 185, juillet/décembre 2006, Mémorial de la Shoah.