Les Juifs savaient et ne savaient pas
En Pologne, et surtout ailleurs, les Juifs savaient et ne savaient pas ce que voulait dire « transport à l'Est », « réinstallation dans les camps de travail ». Des témoignages de Polonais et de Juifs rescapés arrivaient pourtant. Mais ils n'étaient pas crus.
Dès février 1941, étaient arrivées au ghetto de Varsovie des nouvelles du gazage de Juifs de Lodz à Chelmno, dans des camions. Trois rescapés racontèrent. Malgré les réunions et les campagnes d'informations des organisations juives clandestines du ghetto de Varsovie (qui ne sont pas encore à cette date fédérées en une organisation commune de combat), personne ne croit à ces informations. Les récits d'autres massacres ne sont pas davantage crus, ou bien attribués aux excès des soldats, non à un plan systématique d'extermination. Pourtant, le 14 avril 1942, le ghetto de Varsovie apprend la liquidation du ghetto de Lublin. Le 23 juillet 1942 débute la première grande rafle à Varsovie : sont concernés tous les Juifs, sauf ceux de la police juive et ceux qui travaillent dans les entreprises allemandes. Une résistance active est décidée par le Bund et l'Hashomer. Marek Edelman écrit:
« Malheureusement, l'opinion publique entière est contre nous. En général, on juge provocateur de manifester de cette façon et l'on se persuade que si les Juifs fournissent le contingent exigé, les autres resteront sur place. Peu à peu, l'instinct de conservation conduit les gens à ne penser qu'à sauver leur peau, fût-ce au prix de celle d'autrui. Personne ne croit encore tout à fait que la déportation c'est la mort. Mais les Allemands sont arrivés à diviser la population juive en deux : d'un côté les condamnés à mort, de l'autre ceux qui conservent l'espoir de survivre. Lentement, le temps faisant son œuvre, les Allemands parviennent à utiliser les gens les uns contre les autres, de façon à ce que les premiers poussent les seconds à la mort, dans l'espoir de survivre.(…)
Afin de vérifier concrètement et sans contredit possible le sort des transports humains quittant le ghetto, Zygmunt Frydrych est envoyé sur leur piste du « côté aryen ». Très bref, son voyage vers l'Est dure à peine trois jours. A peine a-t-il franchi le mur que Zygmunt entre en contact avec un cheminot de la gare de Gdansk, travaillant sur la ligne Varsovie-Malkinia. Il part avec lui dans la même direction que les transports et descend à Sokolow où la ligne se divise, un embranchement conduisant à Treblinka. Il apprend par des cheminots de l'endroit que tous les jours un train de marchandises, rempli de gens en provenance de Varsovie, emprunte cet embranchement et revient à vide. Aucun convoi alimentaire ne passe par là, et la gare de Treblinka est interdite à la population civile. Preuves tangibles que les gens qui y sont conduits sont exécutés. Le lendemain, au marché de Sokolow, Zygmunt rencontre deux Juifs nus, échappés de Treblinka. Ils lui décrivent en détail le massacre. Dès lors, on ne peut plus parler de simple supposition puisque les faits sont confirmés par des témoins oculaires. Au retour de Zygmunt, un deuxième numéro de Ojf der Wach1 est édité, donnant une description exacte de Treblinka. Mais les Juifs s'entêtent à ne pas y croire. Ils ferment les yeux, se bouchent les oreilles et se défendent bec et ongles contre la terrible vérité.
Les Allemands, faisant flèche de tout bois, inventent un nouveau procédé. À chaque volontaire s'inscrivant pour le voyage, ils promettent et distribuent trois kilos de pain et un kilo de confiture. Cela suffit. La propagande et la faim font le reste. La première possède un argument imbattable contre les « contes de fées » sur les chambres à gaz : « Pourquoi donneraient-ils du pain s'ils voulaient nous massacrer ? ». La faim, encore plus puissante, noie tout sous l'image des ces trois miches de pain, dorées et croustillantes. Le chemin est bref de la maison à l'Umschlagplatz2. On a l'eau à la bouche, les yeux oublient de voir ce qu'il y a au bout de la voie. L'odeur familière et agréable enivre la pensée qui cesse de comprendre au-delà des apparences. Les gens vont par centaines à l'Umschlagplatz, font plusieurs jours la queue avant de partir. Il y a tellement de volontaires pour avoir les trois kilos de pain que les transports partent maintenant deux fois par jour, embarquant douze mille personnes, et refusent du monde.(…)
Quand on essayait de les convaincre, ils nous répondaient : « Vous êtes fous ? Nous envoyer à la mort avec du pain ? Ils ne gaspilleraient pas tout ce pain. »
Wladyslaw Szpilman, dans Le Pianiste, évoque aussi ces départs « volontaires », pour profiter du pain et pour que les familles restent regroupées. Il raconte aussi l'espoir de survie, l'irréalisme de l'envoi à la mort, encore à l'été 1942 :
« Père a remarqué :
- Comment êtes-vous si sûr qu'ils nous envoient à la mort ?
En se tordant les mains, le dentiste a répliqué avec nervosité :
- Je n'en suis pas absolument certain évidemment ! Comment le pourrais-je ? Vous croyez peut-être qu'ils nous le diraient ? Mais il y a quatre-vingt-dix chances sur cent qu'ils aient l'intention de tous nous liquider, croyez-moi !
Père a eu un nouveau sourire, comme si cette réponse venait le confirmer dans ses convictions.
- Regardez, lui a-t-il demandé en désignant d'un geste la foule sur l'esplanade : nous ne sommes pas des héros, nous, mais des gens tout ce qu'il y a d'ordinaire ! Et c'est pourquoi nous préférons prendre le risque de garder l'espoir même dans ces dix pour cent de chances que nous avons de survivre.
L'ancien directeur approuvait du chef. Il était lui aussi en complet désaccord avec le dentiste. Les Allemands ne pouvaient pas être assez stupides pour dilapider l'énorme force de travail que les Juifs représentaient potentiellement. D'après lui, nous étions destinés à des usines, à de grands chantiers où la discipline serait de fer, sans doute, mais non à la mort. »
Lorsqu'à l'Umschlagplatz, il est séparé de sa famille et se retrouve de l'autre côté du cordon de policiers, il s'élance vers les siens :
« L'un des gardes s'est retourné et m'a lancé un regard furibond :
- Mais qu'est-ce que tu fiches, toi ? Va-t-en, sauve ta peau.
Me sauver ? De quoi ? En un éclair, j'ai compris ce qui attendait la foule entassée dans les wagons et mes cheveux se sont dressés sur ma tête. »
Quelques jours plus tard, le 20 août, alors qu'il travaillait à la démolition de l'enceinte du ghetto, puisque certains quartiers, vidés de leurs habitants, allaient être réintégrés à la ville « aryenne », il est sorti de la zone juive de Varsovie pour la première fois depuis deux ans ; il a croisé le directeur de l'orchestre philharmonique, qu'il a informé du départ de ses parents :
« - Que croyez-vous qu'il va leur arriver maintenant ? lui ai-je demandé, envahi par un regain d'anxiété. (…)
- Il vaut sans doute mieux que vous sachiez… Parce que vous serez sur vos gardes au moins. (…) Vous ne les reverrez plus jamais. (…)
Inconsciemment, j'avais toujours su que les sornettes allemandes à propos des « excellentes conditions de travail » qui auraient attendu les Juifs dans les camps de l'Est polonais étaient des mensonges, que nous ne pouvions attendre des nazis que la mort. À l'instar de tous les habitants du ghetto, toutefois, j'avais voulu croire que cette fois il pourrait en être autrement, que leurs promesses étaient à prendre au sérieux. »
La première grande rafle de Varsovie dura du 22 juillet au 8 septembre, interrompue au milieu du mois d'août par le fait que l'Umsiedlungsstab3 ait quitté la ville pour liquider les ghettos des alentours4. Des quartiers entiers ont été vidés et leurs habitants conduits à l'Umschlagplatz. En mai 1941, 430 000 Juifs étaient recensés dans le ghetto de Varsovie. En juillet 1942, il n'en restait déjà plus que 380 000. Après la première grande rafle de l'été 1942, il n'en restait plus que 60 000, dont moins de 35 000 légalement.
Dans les petits ghettos des alentours de Varsovie, où l'information était sûrement bien moindre, où les organisations politiques de la résistance étaient moins, voire pas du tout présentes, on peut imaginer que les illusions étaient encore plus grandes. Dans ces ghettos, il n'y eut pas de rafles successives, de déportations progressives et donc de bruits qui couraient sur le lieu de destination. L'« action » eut lieu à une date précise. Chacun de ces ghettos a été liquidé en masse, en une seule fois.
1. Le journal « En garde », journal clandestin dans le ghetto de Varsovie.
2. Esplanade, située au Nord du ghetto de Varsovie, gardée par des troupes SS et par la police juive, où a été aménagée une gare, qui était le lieu de départ vers Treblinka.
3. État-major local de la déportation.
4. Otwock, Falenitz-Miedzeszyn, Karczew.